Dimanche 2 février 2020

Entrée libre

Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Variations Goldberg BWV 988 (transcription pour trio à cordes)

Présentation de concert

Bach : Variations « Goldberg », adaptation pour violon, alto et violoncelle
C’est l’histoire d’une œuvre si célèbre qu’on a davantage devisé sur ses interprètes que sur sa partition. L’histoire d’un sommet musical de l’humanité, rangé au Panthéon des écritures célestes. L’histoire, enfin, d’un compositeur qui, vingt ans après avoir exploré les potentialités infinies du Clavier bien tempéré, s’attaqua à l’exploration des possibilités infinies de la musique elle-même. Mais reprenons les choses par le commencement : à en croire la légende officielle, ces Variations devraient leur existence à une insomnie, et à un jeune claveciniste extrêmement doué. L’insomnie, c’est celle du comte Keyserling, riche protecteur de Bach – continuellement à la recherche de mélopées pour le conduire vers le sommeil… L’élève si compétent, c’est le bien nommé Johann Goldberg, formé par Bach, et engagé par Keyserling pour accompagner au clavier ses terribles veillées nocturnes.

Alors, en un éclair, tout se serait combiné : le professeur aurait enseigné son divin ouvrage au disciple, lequel l’aurait si bien traduit à l’oreille du comte insomniaque, que celui-ci aurait remercié Bach d’un gobelet d’or rempli de cent louis d’or. Ce récit romanesque, nourri par l’une des premières biographies du compositeur, est-il toutefois réaliste ? De récents observateurs remarquent qu’en 1741, l’édition originale de la partition ne comportait aucune dédicace – ni à Keyserling, ni à Goldberg. En outre, son extrême exigence ne semble guère à la portée d’un élève de treize ans, aussi virtuose qu’il fût. Le plus vraisemblable, en fin de compte, reste de considérer ces Variations comme la quatrième pièce du temple de la perfection bachienne (son Clavierübung) – inspirée, sans doute, des Sonates (ou essercizi) du claveciniste italien Scarlatti, publiées quelques années plus tôt, analogues dans leur excessive difficulté, comme dans leur projet de recherche formel sur la musique.

Mais comment décrire, donc, ces Variations désormais « Goldberg » pour l’éternité ? Ce sont trente-deux pièces qui se suivent ; la première, la plus fameuse, étant l’Aria – air à partir duquel trente variations vont alors s’ébaucher. Le projet paraît classique : on le désigne de coutume sous la forme « thème avec variations » – signifiant par-là que les harmonies et la structure de chaque variation dépendent de celles du thème initial. Cependant, la profonde diversité de moyens et d’inventions réunies dans ces Variations demeurent uniques dans l’histoire de la musique. Au-delà de la musique, d’ailleurs, du point de vue de la création en général, la partition de Bach pourrait s’imposer comme la preuve qu’une robuste unité ne nuit pas à la diversité, et que la plus grande sophistication peut se révéler aussi naturelle que l’oxygène que l’on respire. Car c’est toujours le même morceau, et jamais le même, qui se déploie au fil de ces Variations qui nous enivrent ; et qui, par un effet de transe proche de la méditation, nous font pénétrer au cœur du système d’écriture contrapuntique de Bach.

Plongeons dans quelques secrets de ce système : à l’image de la chrétienne trinité, toutes les trois variations, le compositeur génère un nouveau type de canon par ordre croissant d’intervalle : à l’unisson pour démarrer, puis à la seconde, à la tierce, etc. Ces itérations mélodiques ne suffisent pourtant pas à expliquer l’aspect hiératique de l’œuvre. C’est plutôt du côté de la philosophie, ou des mathématiques, qu’il faut chercher des réponses : par son alliance perpétuelle du geste baroque et de l’infaillibilité de ses agencements, Bach réunit l’infiniment petit et l’infiniment grand. Macrocosme et microcosme ne constituent plus des territoires opposés : ils communiquent sans cesse, à l’image du mystère de l’existence. Tout est néant, tout est grandeur. Tout est effroi, tout est douceur. Une métaphysique du contraste singulièrement mise en valeur par la présente transcription pour trois cordes, tant chaque instrument dissèque avec une netteté visuelle les méandres du contrepoint fondateur. La promenade n’en sera que plus spirituelle, et l’on se plaît à imaginer qu’elle correspond, en quelque sorte, à une « radiographie sonore » de l’œuvre pour clavier.

À partir de la Variation 16, propulsée par une majestueuse ouverture à la française, le jeu de composition reflète soudain la seconde section du thème primitif. Quant à la trentième et dernière variation, intitulée Quolibet, elle convoque des chansons populaires : Il y a si longtemps que je n’ai été auprès de toi, et Les choux et les betteraves m’ont fait fuir, preuve que le dévot compositeur savait naviguer – avec une pointe de sourire –, entre les plaisir terrestres et la solennelle transcendance ! Précisons néanmoins que l’une de ces comptines s’avère être le motif des Variations en sol majeur de Buxtehude, disparu en 1707, et maître absolu de Bach – dont il fut sans doute l’instructeur.

Après tant d’étincelles et de de flammes, les Variations s’achèvent sur une reprise de l’aria initiale, comme une leçon de boud-dhisme : le début est contenu dans la fin, la fin dans le début. Tout se régénère par-delà les cultes, et les systèmes métriques. Mais jamais sans amour. Car l’aria d’origine des Variations Goldberg n’est autre qu’une sarabande tirée d’un cahier de musique écrit dès 1725 par Bach, en hommage à sa seconde épouse : Anna Magdalena.

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