Jeudi 1 février 2024

CHF 50 | 30.-

19:30 Eglise de Rougemont

C. Debussy
Quatuor à cordes en sol mineur op. 10

L. van Beethoven
Quatuor à cordes n° 14 en ut dièse mineur op. 131

Sous le patronage de

Présentation de concert

Debussy : Quatuor à cordes en sol mineur op. 10
Les influences de Claude Debussy, lorsqu’il entame cette pièce en 1892, sont nombreuses. Depuis une décennie, sa mécène Nadejda von Meck, qui patronnait fameusement Tchaïkovski, l’a invité à Moscou et lui a transmis sa passion de la musique russe. Quatre ans plus tôt, il a assisté aux opéras de Wagner à Bayreuth. Il vient enfin de faire la connaissance de Mallarmé et de Satie. Debussy fête ses trente ans… mais a dépassé la moitié de sa vie : son lyrisme intime, sa science et son goût de l’expérimentation atteignent un équilibre idéal. Car malgré sa forme et sa formation traditionnelles, ce Quatuor inaugure un paysage sonore inédit. Comme si l’alliage gémellaire de deux violons, d’un alto et d’un violoncelle invitait à mille dérivations parallèles, et que les cordes en famille, grâce à leur mémoire d’une certaine gloire française, constituaient le véhicule idoine pour circuler entre le déchirement tzigane et le mystère tonal d’Extrême-Orient. Notons qu’en 1889, Debussy avait été saisi par la découverte du gamelan à l’Exposition universelle de Paris, au point d’écrire à Pierre Louÿs : La musique javanaise [contient] toutes les nuances, même celles qu’on ne peut plus nommer, la tonique et la dominante ne sont plus que de vains fantômes.

Ce n’est pas un hasard si Freud établit, au moment où Debussy conçoit cette œuvre, que l’enfance préfigure le destin. Car ici aussi, un thème précoce, exposé dès l’ouverture, va nourrir toute la suite. Est-ce une tempête ? Une spirale de conscience ? Chose étrange que cette partition tenue par quelque chose qui ne tient pas en place ! Un orientalisme disloqué semble refermer le tombeau du romantisme, ouvrant la voie à l’infernal vingtième siècle. L’Assez vif et bien rythmé naît alors dans un pré de pizzicati virtuoses. Mais la ligne musicale se dissout vite au profit d’une palette de textures, de contrastes spatiaux, de timbres mêlés. On peine à croire que l’auteur du Clair de lune ait pu broder cette litanie de folie. L’Andantino est un champ de bataille vidé de ses belligérants, méditatif plus qu’accablé : nul n’est mort. Le chant de l’alto se pare d’une étoffe à quatre fils, tressée d’or et de plumes d’eau. Les rivières de Burne-Jones ne sont pas loin. L’ultime mouvement se laisse enlacer par toutes les pattes du thème initial, multiplié en araignée. Debussy peina sur ce segment qui mue en une voix chimérique quatre instruments fusionnés – et s’achève sur l’envol stratosphérique du premier violon. Soit celui d’Eugène Ysaÿe, qui dirigea la création à Paris de l’unique Quatuor debussyste. Comme si tout avait été exprimé, conté avec cette pièce, dont la modernité fut d’abord incomprise.

Beethoven : Quatuor à cordes n° 14 en ut dièse mineur op. 131
L’avant-dernier Quatuor de Beethoven, publié juste après sa mort en 1827, est sans doute le plus fantasque, le plus total de tous. Dans un commentaire devenu célèbre, Wagner y déchiffra le recueillement d’un saint isolé dans sa surdité, traduisant avant de disparaître la musique secrète de son âme. Jusqu’à fixer dans une partition son espoir d’immortalité ! Car tout ici – de l’absence de double barre en fin de mouvement, à l’écriture de sept sections d’un seul tenant – repose sur l’idée de continuité. Entre son et silence, gravité et lumière, sinon vie et mort ? Après tout, Dieu créa le monde en sept jours. Pourquoi pas Beethoven ?

Ce sentiment d’unité, malgré la diversité du contenu, est notamment dû aux transitions entre les parties : les 3e et 6e mouvements n’excèdent guère trente mesures, passant plutôt le relais d’un morceau de bravoure à l’autre. Et du début à la fin, tout s’enchaîne durant quarante minutes sans escale. Quant au mouvement lent d’ouverture (une fugue, qualifiée par Wagner de « chose la plus mélancolique que la musique ait jamais relatée »), il pourrait faire office de majestueuse introduction. Après ce calcul, subsistent donc quatre volets réels, nombre habituel de la structure quatuor. À rebours de la douleur rentrée, l’Allegro molto vivace convoque le vent et les fleurs. Son élan est aussi imprédictible qu’un papillon. Avant-propos de celui qu’il précède, en la majeur comme lui, le troisième mouvement offre une tirade larmoyante au premier violon. Arrive alors l’Andante, plus long segment de l’œuvre, dont il constitue le centre de gravité, et aussi une sorte de quatuor dans le quatuor, porté par les sept variations de son thème. Puis un Presto brillamment libre et léger, où le vertige tient tête à la jouissance ; et vice-versa. Une pure jubilation scandée de pizzicati clownesques. L’Adagio pré-conclusif rétablit la face sombre du réel. Il est aussi bref que poignant. Le dernier volet, un Allegro, condense en six minutes toute la substance du langage beethovenien. Pour Wagner encore, cette tornade « est la danse du monde » domptée par « un prodigieux musicien ». Ludwig eut-il pourtant l’impression de rédiger ici son testament ? À son copiste, il décrivit ce Quatuor comme « sept parties volées de-ci, de-là, et mises ensemble ».Comble d’humilité ou aveuglement sur son propre génie ?

Le même jour